Le klezmer : musique d’hier et d’aujourd’hui

par Hervé Roten

Le klezmer est une musique instrumentale de fête qui était autrefois pratiquée dans les communautés juives d’Europe de l’Est lors de l’accompagnement des mariages ou de festivités religieuses joyeuses, telles la fête carnavalesque de Pourim, la célébration de la Torah (Simhat Torah) ou encore l’inauguration d’une nouvelle synagogue. Comme la plupart des traditions musicales juives, le klezmer est une musique de l’exil [1]Comment oublier que le peuple juif a passé plus de la moitié de son existence en dehors de tout foyer national ? A tel point que le terme grec “diaspora” (dispersion) qui … Lire la suitefortement marquée par son environnement géographique et culturel. Mais dans l’Europe orientale, constituée d’un glacis de peuples aux langues et coutumes diverses, cet environnement était extrêmement mouvant. La musique klezmer a emprunté aux uns et aux autres, engendrant ainsi une pratique riche et plurielle qui n’a cessé d’évoluer dans le temps et dans l’espace.

Rendre compte aujourd’hui du phénomène klezmer, c’est donc étudier comment un genre musical naît, évolue et se transforme au gré de l’histoire. C’est aussi considérer la musique dans une société donnée et l’interaction inévitable qui existe entre ces deux éléments.

Etymologie

Le terme “klezmer” dérive de l’hébreu “kli zemer” qui signifie “instruments du chant”. C’est dans un manuscrit du XVIe siècle conservé au Trinity College de Cambridge, que “klezmer” désigne pour la première fois le musicien et non plus l’instrument [2]Une partie non négligeable de la documentation du présent article provient du site Internet de Michel Borzykowski (http://borzykowski.users.ch) qui a effectué un remarquable travail de synthèse … Lire la suite. Le terme est péjoratif : en argot, il désigne un voleur, un criminel. Au début du XXe siècle, “klezmer” qualifie un musicien autodidacte jouant d’oreille une musique populaire. Selon le chantre d’origine polonaise Shalom Berlinski (1918 – 2008), “Dans les années 1920-30, il n’y avait pas de terme bien défini pour désigner les instrumentistes jouant pour les mariages. Le terme « klezmer » – qu’on utilise aujourd’hui à toutes les sauces – était péjoratif : il désignait un pauvre type qui jouait de la musique vulgaire et peu évoluée. Les klezmers n’étaient pas des musiciens très appréciés. Lorsqu’ils jouaient, chacun ajoutait de l’harmonie, ce qui lui passait par la tête, selon son talent, selon son inspiration. Cela ne valait pas grand chose ; ça n’avait aucune valeur, même” [3]Entretien avec le chantre Shalom Berlinski (1918-2008) enregistré par H. Roten le 24 septembre 2003.. Mais de nos jours, le terme est devenu plutôt élogieux pour le musicien et dans le langage courant, il qualifie aussi la musique juive traditionnelle d’Europe de l’Est, ainsi que tous ses dérivés plus contemporains.

Parcours historique

Les klezmers actuels sont donc les descendants des musiciens itinérants juifs dont on trouve trace dès l’époque romaine. Jusqu’à la fin du Moyen Age, de nombreux Juifs ont rejoint la classe universelle des saltimbanques et autres amuseurs. Paradoxalement, leur statut inférieur de musiciens leur garantissait une certaine forme d’indulgence à laquelle leurs coreligionnaires plus aisés ne pouvaient prétendre. On trouve ainsi mention de musiciens juifs rattachés aussi bien aux cours des rois chrétiens que des califes musulmans.

Ces ménestrels ou jongleurs juifs jouaient un répertoire international, principalement composé de chants, de morceaux instrumentaux, mais aussi de récitation de longues épopées épiques et divers types de poésies. Au XIIIe siècle, ils exercent leur art aussi bien en compagnie des troubadours provençaux, des trouvères du nord de la France que des Minnesänger dans les pays d’outre-Rhin.

A partir du XVIe siècle, la pratique instrumentale des klezmers fut sévèrement restreinte, d’une part par les autorités civiles qui accordaient des permissions de jouer au compte-goutte à un nombre restreint de musiciens (à Metz aux XVIIe et XVIIIe siècles, seuls trois musiciens – voire quatre, pour les mariages – étaient autorisés), d’autre part par les autorités religieuses juives elles-mêmes qui voyaient d’un mauvais œil l’engouement des fidèles pour cette musique peu conforme à l’éthique juive.

Les klezmers étaient toutefois régulièrement conviés par les communautés pour jouer lors de diverses occasions festives. A Prague, où ils formaient une véritable guilde, la vie musicale était intense. L’accueil du Shabbat donnait lieu à de véritables concerts spirituels. Ainsi à Prague, en 1678, eut lieu une grande procession qui comprenait plus de vingt instrumentistes, un chœur de chantres avec leurs assistants et deux chœurs de fidèles. Les klezmers étaient également requis pour les célébrations que la communauté donnait en faveur de l’Empereur régnant. Mais de telles occasions ne se produisaient pas tous les jours. Afin de vivre, le musicien professionnel juif se produisait également devant un public chrétien. De fait, les klezmers établirent des passerelles entre les mondes juif et non-juif. C’est ainsi que l’on vit des musiciens juifs jouer dans des orchestres locaux, et des musiciens non-juifs intervenir dans les orchestres juifs appelés kapelyes, kompaniye ou orkestr. C’est ainsi également que des échanges musicaux entre Juifs et Tsiganes avaient lieu quotidiennement [4]Cette interaction entre Juifs et Tsiganes résulte d’une communauté de destin (même statut inférieur et même mode de vie itinérant) ainsi qu’une prédilection pour les musiques d’influence … Lire la suite.

Au tournant du XXe siècle, des centaines de milliers de Juifs d’Europe centrale et orientale fuyant les pogroms et la misère, émigrèrent aux Etats-Unis. Parmi eux, de nombreux musiciens trouvèrent du travail dans les théâtres, les cabarets, les hôtels, les cafés, les cirques, et plus tard les cinémas. La communauté juive américaine continuait de son côté à solliciter les klezmers pour les mariages et autres fêtes traditionnelles. Elle posséda bientôt ses cafés, ses restaurants, ses cabarets et sa radio, où pouvaient se produire les musiciens. Le théâtre yiddish fut également un lieu où chanteurs, musiciens et compositeurs purent donner libre cours à leur talent. Une nouvelle génération d’acteurs, de chanteurs, tels Aaron Lebedeff (1873-1960) ou Molly Picon (1898- 1992), émergea à cette époque.

Durant la seconde guerre mondiale, l’Europe centrale et orientale fut vidée de ses juifs (“Judenrein”) par la barbarie nazie. Des communautés entières disparurent, emportant dans les limbes une culture pluriséculaire. Mais aux Etats-Unis, la musique klezmer put survivre et même prospérer comme musique de danse et de réjouissance grâce à des musiciens comme Abe Schwartz (1881-1963), Harry Kandel (1885-1943), Naftule Brandwein (1889-1963) ou encore Dave Tarras (1897- 1989). Ayant flairé des gains potentiels, l’industrie du disque américaine s’intéressa dès la fin du XIXe siècle à ce répertoire. A peu près 50 000 disques de musique juive – dont 700 pour la seule musique klezmer – furent gravés entre 1894 et 1942.

Après la seconde guerre mondiale, la tendance à l’assimilation culturelle et le Sionisme qui prévalaient chez les juifs d’Amérique reléguèrent la musique juive aux oubliettes. La création de l’état d’Israël en 1948 suscita l’émergence d’un programme culturel et linguistique neuf qui ne regardait plus vers l’Europe de l’Est ; l’hébreu remplaça le yiddish et la nouvelle culture israélienne devint un lieu de référence obligé pour la diaspora.

Cependant dans les années 1970-1980, l’intérêt pour la culture yiddish refit surface. Et par le jeu de quelques pionniers tels le clarinettiste Giora Feidman, Henry Sapoznik (du groupe Kapelye) ou encore Lev Liberman (The Klezmorim), on vit réapparaître une musique qui fut nommée “klezmer” par le même hasard qui fit nommer “celtique” la musique irlandaise.

Partie des États-Unis, cette “nouvelle vague” klezmer n’a pas tardé à atteindre l’Europe et Israël. En 1970, le mouvement revivaliste klezmer comptait 3 orchestres aux Etats-Unis ; en 1990, on en dénombrait plus de 50, dont 10 pour la seule agglomération de New-York [5]PAYEN Dominique, La musique klezmer et les klezmorim de Berkeley, mémoire de Maîtrise, Université de Rouen, oct. 1990, p. 31.. En France se créent chaque année des nouveaux groupes de musique klezmer et la production discographique consacrée à ce genre est en forte hausse. Constat partagé par les professionnels : “Avec un peu plus de vingt ans de retard sur les Etats-Unis, le phénomène Klezmer déferle sur notre vieil hexagone touchant sur son passage aussi bien les musiciens professionnels que les amateurs. Ces derniers s’inscrivent de plus en plus nombreux aux “Klezkamps” à la française comme celui organisée pour la 1ère fois à Paris en février 2003 à la Maison de la Culture Yiddish ou les stages de klezmer du « Yiddishland à la rencontre des Cévennes » dont la 4ème édition a eu lieu en juillet 2003.

Si le klezmer est bel et bien vivant, il a tout de même fortement évolué : en témoignent les instrument et le répertoire actuellement en usage.

Les instruments de la musique klezmer

Les instruments joués par les klezmers ont toujours été variés : en premier lieu le violon et autres instruments à cordes frottées (alto, violoncelle, contrebasse), mais également la clarinette, la flûte, le tambour et les cymbales puis au XXe siècle les cuivres. Selon Henry Sapoznik, “l’important était leur capacité à assumer le répertoire local, la possibilité d’être produit ou réparé localement et leur portabilité” [6]SAPOZNIK Henry, Klezmer ! Jewish Music from old World to Our World, New-York, Schirmer books, 1999..

Au XVIIe et XVIIIe siècles, les ensembles klezmers étaient essentiellement composés d’un luth ou d’un petit ensemble d’instruments à cordes – en général, deux violons et une viole de gambe. On avait également parfois recours au cymbalum (cithare sur table frappée avec des petites mailloches) dont la sonorité douce et virevoltante complétait admirablement le jeu virtuose des violons. En Ukraine, aux XVIIIe et XIXe siècles, la loi divisait les instruments de musique en deux catégories : les “forts” (cuivres et percussions) et les “doux” (cordes et flûtes). Les juifs n’étaient autorisés à jouer que la seconde sorte. Mais vers la deuxième moitié du XIXe siècle, en liaison sans doute avec les fanfares militaires et les musiques de conscription, les ensembles klezmers commencèrent à intégrer des instruments à vent, notamment la clarinette, puis progressivement des cuivres. L’accordéon à boutons de la fin du XIXe siècle était aussi très prisé, mais d’un prix élevé et donc rare. Les percussions étaient souvent réduites à un simple tambour (tshekal) ou une grosse caisse (puk ou baraban) avec ou sans cymbale (tats).

A la fin du XIXe siècle, dans un souci d’équilibre, l’effectif des instruments à cordes fut renforcé. C’est ainsi que se constituèrent des orchestres de taille plus importante.

Les premiers enregistrements de disques – en Europe dès 1897, et surtout aux Etats-Unis ont également influencé la composition des orchestres. Les premiers enregistrements connus de musique klezmer concernent avant tout des petits ensembles de type : deux violons et un cymbalum avec l’éventuelle adjonction d’un accordéon. Cependant progressivement, les compagnies de disques favorisèrent les vents et les cuivres en raison des moyens techniques d’enregistrement de l’époque qui s’accordaient mieux avec le son plus puissant et plus directionnel des cuivres que celui des instruments à cordes. Le tuba remplaça ainsi la contrebasse. Au Etats-Unis, sous l’influence du jazz, le saxophone et le banjo furent également utilisés. De nos jours, les ensembles klezmer, succombant à la vague des musiques du monde, peuvent non seulement intégrer des guitares, des pianos, mais aussi des instruments ethniques comme le didjeridoo ou le tabla !

Le répertoire

La musique klezmer est extrêmement composite. Au courant hassidique [7]Le hassidisme est un mouvement mystique né en Podolie dans la première moitié du XVIIIe siècle. Il prône l’accession au divin par des expériences collectives et extatiques s’appuyant … Lire la suite, elle a emprunté la joie, la ferveur et surtout les niggounim, ces mélodies sans paroles, faciles à mémoriser et à répéter. Elle y a adjoint, en un subtil mélange, des mélodies populaires juives ou non-juives, des musiques de danses profanes et des musiques synagogales. Comme pour l’art klezmer, le style cantorial ashkénaze (hazzanout) comporte de nombreux ornements. De plus, il fait appel aux mêmes modes, voire aux mêmes motifs. Cette influence de la hazzanout sur la musique instrumentale juive est évidente, ne serait-ce que par le nom de certains ornements – comme le krachs (soupir) – qui proviennent directement de la tradition cantoriale.

Cependant, c’est surtout durant les danses et les cérémonies juives que les klezmers pouvaient laisser leur talent s’épanouir ; à chaque circonstance correspondait un type de musique : pour les repas et le recueillement, on jouait surtout des niggounim. Mais la plus grande partie du répertoire klezmer était traditionnellement liée au mariage qui contient non seulement des musiques de danses (broyges tants : danse de réconciliation entre les belle-mères ; patsh tants : claque des mains ; freilekh : danse circulaire ; sher : quadrille ; etc.) mais également des musiques rituelles et processionnelles (l’arrivée et le départ des invités, la procession des mariés sous le dais nuptial (la khupa), etc.).

Le répertoire klezmer au sens large inclut aussi de nombreuses chansons yiddish, traditionnelles ou récentes. Ceci n’est pas surprenant si l’on sait, d’une part, que les mariages traditionnels étaient animés par un badkhan, un maître de cérémonie tenant aussi les rôles d’improvisateur comique, de parodiste ou de moraliste, voire de chanteur ; et d’autre part que la fête de Pourim, (commémorant le salut des juifs de Perse par la reine Esther) donnait aussi lieu à des représentations (Pourimshpil) où figuraient musiciens, acteurs et chanteurs.

Si le répertoire est varié, il n’en demeure pas moins que le klezmer est un genre musical aisément reconnaissable, même par le profane. Quelles en sont les principales caractéristiques musicales ?

Systématique musicale

Le klezmer emprunte sa conception à la musique orientale : la mélodie a la place primordiale et le discours se développe linéairement grâce à l’ornementation et à l’improvisation modale. Mais ce qui frappe le plus quand on écoute de la musique klezmer, c’est une sensation de liberté, voir même de chaos sonore. Comme si tous les instruments parlaient en même temps ! Et pourtant, tous disent la même chose, tous re réfèrent à un même modèle mélodique, mais que chacun développe à sa façon. On est bien dans un rapport d’hétérophonie, comme celui régnant à la synagogue lorsque chaque fidèle entonne la prière à sa hauteur, sa vitesse, avec son phrasé et ses ornements préférentiels.

L’harmonie n’est toutefois pas totalement absente ; elle est cependant soumise à la mélodie : ainsi, un seul accord peut suffire pour toute une section de morceau, soit 8, 16 ou 24 mesures ! C’est la friction entre la mélodie et l’harmonie sous-jacente qui produit les dissonances et crée la tension mélodique typique de cette musique.

L’ornementation est extrêmement riche et variée (krekhts : gémissement, dreydelekh : grupetto, tshok : cliquetis, etc.). Le vibrato est peu pratiqué mais les notes longues sont agrémentées de trilles. Les glissandi sont souvent utilisés par les violonistes mais aussi par d’autres instrumentistes. Enfin, l’approche d’une note s’effectue assez souvent par son appoggiature inférieure.

L’improvisation est fréquemment utilisée dans la musique klezmer. A l’origine, elle consistait à modifier le phrasé, les articulations ou les ornements d’une mélodie, ou à y adjoindre des “enjolivures”. Mais cette conception a naturellement beaucoup évolué au XXe siècle sous l’influence du jazz avec l’apparition de solos basés sur les grilles d’accords du thème.

Les musiques klezmers utilisent principalement cinq grands types de modes : le mode majeur, les modes mineurs (naturel, harmonique et mélodique ascendant) et trois modes synagogaux (shtaygerim [8]Le shtayger (ou steiger) – terme signifiant “mode” ou “manière” en yiddish – est un modèle mélodique servant de base à l’improvisation du chantre. Il se … Lire la suite) : Ahava Raba (grand amour), Mi sheberakh (celui qui bénit) et Adonoï molokh (Dieu roi), nommés d’après l’incipit de prières connues. Ces shtaygerim sont définis par une modalité formulaire très proche de celle des modes arabes (maqamat) ou indien (raga). Ils peuvent utiliser un nombre de notes inférieur ou supérieur à l’octave (dans ce cas, les notes de l’octave supérieure ne sont pas forcément identiques à celles de l’octave inférieure : cf. Adonoï molokh) ; les pentes ascendante et descendante de l’échelle peuvent être différentes (Mi sheberakh); le déroulement mélodique est régi par des règles strictes (hiérarchie entre les degrés : notes de cadence, de demi-cadence, etc.) et l’utilisation de formules ou motifs caractéristiques du mode [9]Cf. AVENARY, Hanoch, “Shtayger“, Encyclopaedia Judaïca, Jerusalem, Keter Publishing House, 1972, vol. 14, pp. 1464-1466..

Les rythmes, généralement binaires, empruntent les caractéristiques des danses auxquelles ils se réfèrent (khosidl, hora, terkish, sirba, etc.). Cependant dans certaines pièces (taksim ou doïna par exemple) ou à l’intérieur d’un morceau, il peut y avoir des passages non mesurés : l’accompagnement, souvent joué à l’accordéon ou au cymbalum, se contente de tenir une note ou un accord sur lequel le soliste improvise sa mélodie.

A l’origine, le tempo avait une grande liberté et fluctuait en fonction de l’atmosphère ou du public : il fallait l’accélérer lorsque l’ambiance s’échauffait ou le ralentir lorsqu’une grand-mère entrait dans la danse. Cette adaptation aux circonstances est également perceptible dans la façon de terminer les morceaux : une montée chromatique rapide débouchant sur la suite mélodique et harmonique VIII – V – I, jouée a tempo ou le plus souvent ralentie, permettait de conclure la pièce rapidement et à n’importe quel moment en fonction des évènements (entrée de la mariée, annonce d’un cadeau, etc.).

Le klezmer traditionnel était une musique purement fonctionnelle, lié au mode de vie des Juifs ashkénazes. Actuellement, les choses sont quelque peu différentes : comme le jazz, le klezmer devient un genre à part entière ; il est joué par des artistes de toutes origines et toutes religions, et a gagné ces lettres de noblesse en montant sur scène. Il faut dire que le particularisme du klezmer est gommé par l’universalisme de ses inspirations : mélange de musiques populaires roumaine, russe, polonaise, ukrainienne, lituanienne, hongroise, grecque, ottomane (turque ou arabe) et surtout tsigane, le klezmer n’est-il pas une des premières musiques de “fusion” ?

Mais en quittant son milieu et sa fonction originelle, le klezmer risque aussi de perdre son identité. Et comme le constate la sociologue Barbara Kirshenblatt-Gimblett, passer d’une “musique traditionnelle” à une “musique patrimoniale” n’est pas sans danger [10]Cf. KIRSHENBLATT-GIMBLETT Barbara, « La renaissance du klezmer : réflexions sur un chronotope musical », Cahiers de Littérature Orale, n°44, 1998, pp. 229-262. Voir en particulier le passage … Lire la suite.

Aujourd’hui, les musiciens klezmers oscillent entre respect, tradition et modernité. Les uns font œuvre de fidélité en reproduisant les sons et les arrangements du passé. Les autres ont conservé au klezmer sa fonction paraliturgique en jouant pour les mariages et les fêtes juives. Les derniers, enfin – de loin les plus nombreux – marient leur musique, l’un à la musique contemporaine, l’autre au jazz, le troisième aux musiques du monde…

Mais après tout, le klezmer n’est-il pas une musique de mariage ?

 

logo_clap_video.jpgVoir la vidéo sur la conférence “Le renouveau du klezmer – Hervé Roten et Denis Cuniot

References
1 Comment oublier que le peuple juif a passé plus de la moitié de son existence en dehors de tout foyer national ? A tel point que le terme grec “diaspora” (dispersion) qui s’appliquait uniquement aux juifs déracinés est aujourd’hui passé dans le langage courant pour désigner les minorités ethniques exilées (diaspora chinoise, arménienne, etc.) !
2 Une partie non négligeable de la documentation du présent article provient du site Internet de Michel Borzykowski (http://borzykowski.users.ch) qui a effectué un remarquable travail de synthèse sur le sujet. Qu’il en soit ici remercié.
3 Entretien avec le chantre Shalom Berlinski (1918-2008) enregistré par H. Roten le 24 septembre 2003.
4 Cette interaction entre Juifs et Tsiganes résulte d’une communauté de destin (même statut inférieur et même mode de vie itinérant) ainsi qu’une prédilection pour les musiques d’influence orientale. La doïna, ce chant triste, est un exemple de musique jouée par les uns et les autres. D’ailleurs un des créateurs de la musique nationale tsigano-hongroise, Mark RozsavölgyI (1787-1848) s’appelait en réalité Mordchele Rosenthal. Son orchestre tsigane était entièrement composé de Juifs déguisés en tsiganes.
5 PAYEN Dominique, La musique klezmer et les klezmorim de Berkeley, mémoire de Maîtrise, Université de Rouen, oct. 1990, p. 31.
6 SAPOZNIK Henry, Klezmer ! Jewish Music from old World to Our World, New-York, Schirmer books, 1999.
7 Le hassidisme est un mouvement mystique né en Podolie dans la première moitié du XVIIIe siècle. Il prône l’accession au divin par des expériences collectives et extatiques s’appuyant notamment sur la musique et la danse.
8 Le shtayger (ou steiger) – terme signifiant “mode” ou “manière” en yiddish – est un modèle mélodique servant de base à l’improvisation du chantre. Il se compose d’une échelle déterminée et d’un ensemble de formules mélodiques caractéristiques.
9 Cf. AVENARY, Hanoch, “Shtayger“, Encyclopaedia Judaïca, Jerusalem, Keter Publishing House, 1972, vol. 14, pp. 1464-1466.
10 Cf. KIRSHENBLATT-GIMBLETT Barbara, « La renaissance du klezmer : réflexions sur un chronotope musical », Cahiers de Littérature Orale, n°44, 1998, pp. 229-262. Voir en particulier le passage suivant : « J’utilise l’expression ’musique patrimoniale’ afin d’établir une distinction entre une musique faisant partie intégrante d’un mode de vie et une musique qui a été choisie pour être préservée, protégée, vénérée et redécouverte, en un mot, un ’patrimoine musical’ ». (pp. 232-233)

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